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SEPT
Prudence
— "Bien tiré!" cria-t-on lorsque le jeune Hindou eut décoché sa
flèche et atteint le but.
— "Oui, dit quelqu'un, mais il fait grand jour. L'archer peut
viser. Il n'est pas aussi adroit que Dasharatha."
— "Et que fait donc Dasharatha?"
— "Il est shabda-bhédi."
— "Qu'est-ceci?"
— "Il vise à l'aide du bruit."
— "Que voulez-vous dire?"
— "Eh bien, il peut tirer dans l'obscurité. Il s'en va la nuit
dans la jungle et écoute; et ayant jugé, par le bruit d'ailes ou de pas, à quel
gibier il a affaire, il fait voler sa flèche et l'atteint aussi sûrement que
s'il avait tiré en plein jour."
Ainsi la réputation de Dasharatha, le prince de la cité d'Ayodhya,
était publiée à la ronde.
Il était fier de son adresse de shabda-bhédi, et content d'être
loué par le peuple. Au crépuscule il partait seul dans son char, pour aller à
l'affût en pleine forêt. Tantôt il entendait les pas d'un buffle ou d'un
éléphant venant boire à la rivière, tantôt le pied léger d'un cerf ou l'approche
furtive d'un tigre.
Une nuit qu'il se trouvait étendu parmi les buissons, guettant
le bruit des feuilles et de l'eau, il entendit soudain quelque chose remuer au
bord de l'étang. Il ne pouvait rien voir dans les ténèbres; mais Dasharatha
n'était-il pas un shabda-bhédi? Le bruit lui suffisait : c'était un éléphant à
coup sûr. Il tira. Aussitôt retentit un cri qui le fit bondir :
— "Au secours! Au secours! On vient de me tuer!"
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L'arc tomba des mains de Dasharatha; un vertige de terreur le
saisit. Qu'avait-il fait? Blessé un être humain au lieu d'un animal sauvage? Il
se précipita vers l'étang à travers la jungle. Sur la berge un jeune homme
gisait dans son sang, les cheveux épars, tenant à la main une cruche qu'il
venait remplir.
— "Ô Seigneur, gémit-il, est-ce vous qui avez tiré la flèche
fatale? Quel mal vous ai-je fait pour me traiter ainsi? Je suis le fils d'un
ermite. Mes vieux parents sont aveugles; je veille sur eux et subviens à leurs
besoins. J'étais venu puiser de l'eau pour eux; et maintenant je ne pourrai plus
les servir! Allez par ce chemin, vers leur hutte, et dites-leur ce qui est
arrivé. Mais auparavant, retirez ce fer de ma poitrine, car il me fait bien
mal."
Dasharatha sortit la flèche de la blessure. Le jeune homme
poussa un dernier soupir et mourut.
Alors le prince remplit la cruche d'eau et s'en alla par le
chemin que lui avait montré le mourant. Comme il approchait, le père appela :
— "Mon fils, pourquoi as-tu tant tardé? Était-ce pour te
baigner dans l'étang? Nous craignions que quelque mal ne te soit advenu. Mais
pourquoi ne réponds-tu pas?"
La voix tremblante, Dasharatha parla :
— "Je ne suis pas votre fils, saint ermite. Je suis kshatriya¹,
et j'étais fier jusqu'ici de mon adresse à l'arc. J'étais à l'affût cette nuit
et croyant entendre un éléphant boire au bord de l'étang, je tirai. Hélas! C'est
votre fils que j'ai atteint. Oh, dites-moi comment je puis expier ma faute."
Alors les deux vieillards gémirent et pleurèrent. Ils
ordonnèrent au prince de les mener là où était étendu leur fils, leur unique
fils. Ils récitèrent sur le corps les hymnes sacrés et répandirent l'eau des
funérailles.
Puis l'ermite dit :
— "Écoute, Dasharatha! Par ta faute nous versons des
larmes sur notre cher fils.
¹De la caste
des guerriers.
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Un jour, toi aussi tu pleureras
sur un fils aimé. Auparavant beaucoup d'années s'écouleront; mais la punition
viendra sûrement."
Ils firent un bûcher pour y brûler le mort, puis se jetèrent
dans les flammes et périrent aussi.
Le temps passa. Dasharatha devint roi d'Ayodhya et épousa la
dame Kaushalya; et il eut comme fils le glorieux Rama.
Rama était aimé de toute la cité sauf de la reine Kaikéyi, la
seconde femme du roi, et de sa servante. Ces deux femmes complotèrent la ruine
du noble Rama; et par leur faute il fut envoyé en exil pour quatorze années.
Alors Dasharatha pleura son fils, comme les vieux parents dans
la jungle pleurèrent le jeune homme qui mourut à minuit sur la rive de l'étang.
Jadis Dasharatha avait été si fier de son habileté qu'il manqua
de prudence et ne pensa pas au risque qu'il courait de blesser quelqu'un dans
l'obscurité. Mieux eût valu pour lui ne tirer de l'arc qu'en plein jour, plutôt
que de se fier si follement à son adresse de shabda-bhédi. Il ne voulait faire
aucun mal; mais il était imprévoyant.
Deux vieux vautours étaient pauvres et misérables. Un marchand
de la cité de Bénarès les prit en pitié. Il les transporta en un lieu sec,
alluma un feu et les nourrit avec des morceaux de viande venant du bûcher où
l'on brûlait le bétail mort.
Quand la saison des pluies arriva, les vautours s'en- volèrent
vers les montagnes; ils étaient alors forts et bien portants.
Mais par reconnaissance pour le marchand de Bénarès, ils
résolurent de s'emparer de tous les vêtements qu'ils pourraient trouver
n'importe où, pour les donner à leur bienfaisant ami.
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Ils volèrent de maison en maison, de village en
village, se saisirent de toutes les étoffes séchant en plein air et les
apportèrent à la demeure du marchand.
Celui-ci apprécia leur bonne intention, mais il ne fit aucun
usage des vêtements volés ni ne les vendit; il les mit simplement de côté avec
soin.
Cependant, partout des pièges furent tendus aux deux vautours,
et l'un d'eux fut pris. On le fit comparaître devant le roi qui lui demanda :
— "Pourquoi voles-tu mes sujets?"
— "Un marchand, répondit l'oiseau, sauva un jour ma vie et
celle de mon frère; afin de payer notre dette, nous avons ramassé ces habits
pour lui."
Le marchand fut mandé à son tour chez le roi, pour être
interrogé aussi.
— "Seigneur, dit-il, les vautours m'ont en effet apporté
beaucoup de vêtements, mais je les ai tous mis de côté; et je suis prêt à les
restituer à leurs propriétaires."
Le roi pardonna aux vautours, car ils avaient agi par
reconnaissance, mais sans discernement; et le marchand dut à sa prudence de ne
pas être inquiété non plus.
Chez les Japonais, l'idée de la prudence se traduit d'une
pittoresque façon.
Dans un de leurs temples, se trouve l'image du Bouddha méditant
assis sur une fleur de lotus; devant lui sont trois petits singes, dont l'un met
ses mains sur ses yeux, l'autre ses mains sur ses oreilles, le troisième enfin
sur sa bouche. Que représentent ces trois singes? Par son geste le premier dit :
— "Les choses mauvaises et ridicules, je ne les vois point."
Le second dit :
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— "Je ne les entends point." Et le troisième :
— "Je ne les dis point."
Ainsi l'homme sage est prudent dans ce qu'il regarde, dans ce
qu'il écoute, dans ce qu'il dit.
Il réfléchit aux conséquences, pense au lendemain; et s'il ne
connaît pas son chemin, le demande.
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